Controverses

N°8
 Cet article est le 8e d’un échange avec Yannick Rochat. Historique de la discussion : message 1 (Y.Rochat) – message 2 (M.Grandjean) – message 3 (Y.Rochat) – message 4 (M.Grandjean) – message 5 (Y.Rochat) – message 6 (M.Grandjean) – message 7 (Y.Rochat).
Libre à chacun de rejoindre la discussion en commentaire ou par blog interposé !

S’interrogeant sur la tâche qui revient à l’université d’intégrer le “numérique” comme objet d’étude1, les humanités numériques doivent également se saisir du questionnement inverse, à savoir de l’utilisation des moyens numériques pour l’enseignement. Le MOOC, Massive Open Online Course est l’exemple le plus flagrant des nouvelles possibilités qu’offrent les technologies de l’information et de la communication à la pédagogie (en particulier au niveau universitaire) et à la diffusion du savoir.

Politique : la course au MOOC

Concrètement, aucun MOOC ne remplit à ce jour la mission de diffuser un savoir, mais bien plutôt d’occuper un terrain stratégique dans un paysage universitaire globalisé en complète recomposition (ou décomposition, c’est selon) ! D’ailleurs, et malgré la très courte histoire du MOOC, il est quasiment déjà trop tard pour lancer un nouveau type de service et les acteurs qui rentreront demain dans le jeu auront déjà un retard irrattrapable sur les acteurs d’aujourd’hui. Bien que dématérialisé, le MOOC a bien vocation à occuper un terrain, coloniser des territoires, à l’image de l’EPFL qui table sur sa francophonie (tiens, pour une fois que ça sert à quelque chose dans les rapports de force académiques !) pour conquérir l’Afrique avec une mentalité à mi-chemin entre la mission civilisatrice (l’initiative de l’EPFL est soutenue par la DDC2), la prospection minière (parce que le MOOC sert aussi à sélectionner les étudiants brillants, les chercheurs « performants » de demain3) et la création d’un nouveau marché commercial (d’ailleurs, ce partenariat est aussi un moyen de diffuser largement ordinateurs et autres tablettes).

MOOC Université de Genève CalvinParce que ce sont bien des « parts de marché » qu’il s’agit de se répartir, et si (pour rester dans les exemples helvétiques) l’Université de Genève lance un MOOC sur Calvin, c’est moins pour faire progresser l’étude de la double prédestination que pour s’imposer comme un lieu (encore une fois, physiquement) de référence en matière de théologie protestante.

Le rêve de la désintermédiation

Se vantant de faire tomber les murs ancestraux des institutions académiques, de même que les frontières (y compris la majeure partie des frontières linguistiques puisqu’il semble entendu qu’un MOOC digne de ce nom se donne en anglais…), le MOOC donne une illusion de liberté : l’étudiant est enfin capable de suivre l’enseignement d’un professeur réputé et jusqu’alors inaccessible (d’ailleurs, quid de l’évolution évidente de la profession en star-system ?), libre de le valider ou pas, avec des supports de cours et un suivi des étudiants qui dépasse ce que bien des universités offrent traditionnellement à leurs clients4. Mais en fait, cette promesse est balayée par le constat déjà évident que les acteurs académiques seront réduits à un nombre tellement infime comparé au nombre actuel d’institutions universitaires que la diversité de l’offre sera victime d’une cartellisation dommageable. Et qu’en est-il de l’apport pédagogique du MOOC ? N’est-il pas une forme de retour à une éducation frontale qui isole l’étudiant dans une position de consommateur (avec un risque de boulimie universitaire, un nouveau type d’infobésité), comme le relevait Olivier Toutain il y a quelques mois ?

“Laissez-nous vous montrer comment penser”

Le MOOC n’a pas pour seule conséquence un appauvrissement institutionnel, il va devoir apporter la preuve au monde scientifique qu’il n’est pas également porteur d’un appauvrissement intellectuel. La diminution du nombre de lieux de diffusion du savoir5 entraîne une diminution du nombre de points de vue sur ce savoir, d’écoles de pensée.
FUN MOOC de Bruno Latour Scientific HumanitiesÀ ce titre, la vidéo d’introduction du MOOC de Bruno Latour en est un exemple inquiétant, quasiment programmatique. Latour y explique tranquillement que son cours de scientific humanities va guider les étudiants dans le moule rassurant de la pensée scientifique conventionnelle ! Pas besoin d’être climato-sceptique pour trouver ça un tantinet alarmant…

La réduction du nombre d’acteurs institutionnels implique l’hyper-spécialisation des MOOCs, et probablement la prochaine “victoire” d’un MOOC sur ses concurrents, étouffés par la popularité du vainqueur (“the winner takes all”, relève Matthieu Cisel). Si la fin de la concurrence est imaginable pour des cours très techniques qui s’appuient déjà sur une seule théorie, cette diminution de la diversité est beaucoup plus problématique en SHS. Cette nouvelle dynamique est également porteuse d’un espoir : que la facilité d’utilisation et de création d’un MOOC permette de créer une nouvelle diversité, avec des acteurs périphériques qui pourraient tirer leur épingle de ce jeu créatif, mais il y a fort à parier que ceux-ci resteront dans les marges de ces gigantesques MOOCs “impérialistes“.

Le MOOC, qu’en faire ?

Si on s’y lance tête baissée, dans une logique de rationalisation des dépenses de l’éducation, on se cannibalisera. Si on s’y refuse fièrement, dans un sursaut de noble humanisme, il nous sera imposé sans possibilité de faire valoir notre spécificité. Faut-il donc désormais faire le premier pas vers ce nouveau mode de diffusion, tout en conservant un regard critique, fort de notre héritage universitaire et toujours conscient de protéger nos valeurs de qualité et d’ouverture ?

[Edit 18 décembre 2013 À lire: Incertitudes autour des MOOCs d’Yves Moreau]

  1. L’intégration de formations liées aux nouveaux outils numérique, programmation, etc,… était l’objet des précédents posts de cette discussion avec Yannick Rochat, en particulier les trois derniers : Exemple à suivre pour les autres sciences ? / Pas de bonnes formations tant qu’il n’y aura pas de bonnes recherches ! / Notre regard face à la programmation doit changer.
  2. DDC Direction du Développement et de la Coopération
  3. Il est toujours plus simple de ne prendre que les étudiants géniaux dans un vivier gigantesque plutôt que de s’occuper de son réservoir local d’étudiants qu’il faudra longuement former pour leur faire atteindre l’excellence !
  4. Terme utilisé à dessein pour illustrer le cadre commercial qui s’explicite autour du MOOC (bien que ces luttes politiques et économiques entre institutions universitaires était déjà présent sous d’autres formes auparavant).
  5. À ne pas confondre avec les lieux de production du savoir, qui resteront probablement plus nombreux, mais face à des questionnements économiques liés à la désaffection d’une partie de leur « clientèle ». Il n’est d’ailleurs pas impossible que les lieux de diffusion se spécialisent dans celle-ci à tel point qu’il ne soient plus eux-mêmes des lieux de production du savoir, une tâche qu’ils délégueront à d’autres institutions partenaires.