Conférence de Robert Darnton, directeur de la bibliothèque universitaire d'Harvard (UNIGE 7 mai 2015)Livres et bibliothèques: quel avenir numérique ?
Les technologies de l’information sont-elles cet outil que les bibliothèques attendent depuis les Lumières, un moyen de démocratiser enfin l’accès à des contenus trop souvent rendu inatteignables par les murs érigés concrètement ou symboliquement par une élite ?
Conférence prononcée par Robert Darnton, directeur de la Bibliothèque universitaire de Harvard, à l’Université de Genève le 7 mai 2015.

Je ne crois point aux jérémiades qui annoncent la mort du livre.

Robert Darnton

Le côté obscur

La bibliothèque de Harvard a été créée suite au legs de John Harvard en 1638 : subitement, elle est devenue la plus grande bibliothèque d’Amérique du Nord, avec 400 livres ! Aujourd’hui, on constate que l’Université Harvard s’est construite autour de sa bibliothèque, un fonds de 20 millions d’ouvrages qui en fait la plus grande du monde. Mais disposer d’une si riche bibliothèque est une responsabilité : comment partager cette richesse avec tout le monde ?

La bibliothèque d’Alexandrie n’admettait comme lecteurs qu’une poignée d’érudits. Sa fonction principale, qui justifie cette volonté de stocker tous les livres du monde, était d’être un monument à la gloire de la dynastie ptolémaïque. Cet exemple et celui des dizaines de millions de livres détruits par l’URSS montrent que l’histoire des bibliothèques n’est pas sans inclure une part sombre, elles ont souvent contribué à légitimer des monarques ou des gouvernements, tout en réservant leur accès à une élite.

Des livres et des murs

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“Lock up your libraries if you like, but there is no gate, no lock, no bolt that you can set upon the freedom of my mind” – Virginia Woolf

Depuis le XIIIe siècle, les bibliothèques d’Oxford sont protégées par des murs de 4 à 6 mètres de hauteur, hérissés de pointes. Aujourd’hui, tout cela n’est plus que pittoresque. Toutefois, il existe des barrières invisibles sur le chemin de la culture : le citoyen ordinaire hésite à passer la porte des bibliothèques et des musées, symboliquement toujours réservés à une élite (Bourdieu). Comment entendre Condorcet, qui vante le pouvoir des livres comme vecteur de démocratisation ? Sa vision a pu paraître naïve, voire utopique, mais l’internet bouleverse ce constat aujourd’hui.

Les 17 volumes de l’encyclopédie Diderot coutaient à un ouvrier ordinaire l’équivalent de 2 ans et demi de gages. Aujourd’hui, les 30 millions d’articles de Wikipédia sont accessibles à des centaines de millions de lecteurs gratuitement. Cette nouvelle transparence, cette nouvelle accessibilité, transforment le monde des connaissances. On retrouve une forme de République des Lettres : une communauté sans police et sans frontières, égalitaire et ouverte à tout le monde. Elle s’étend jusqu’aux limites de l’internet, alors qu’à l’époque elle était limitée, si ce n’est dans l’esprit du moins dans les faits. Malheureusement, cette tendance vers plus d’accessibilité se heurte à une dynamique antagoniste : certains contenus voient leurs limitations d’accès augmenter. Il faut désormais débourser 40000 dollars/an pour l’abonnement à une revue de chimie. L’augmentation du prix de ce type de publication est quatre fois plus forte que l’inflation depuis quelques décennies. Trois maisons d’édition publient 42% de tous les articles scientifiques. Ce n’est pas qu’une question d’avarice, mais de modèle économique puisque ces éditeurs sont des sociétés par actions qui doivent des bénéfices à leurs actionnaires. Or, les bibliothèques ne peuvent pas suivre cette surenchère, d’où une diminution mécanique de l’accès au savoir.

Le numérique, au secours de l’accès libre ?

Conférence de Robert Darnton, directeur de la bibliothèque universitaire d'Harvard (UNIGE 7 mai 2015)

Conférence de Robert Darnton, directeur de la bibliothèque universitaire d’Harvard (UNIGE 7 mai 2015)

Il existe une autre logique, celle du bien public. Les citoyens subventionnant la recherche par leurs impôts, n’ont-ils pas droit à profiter des résultats de celle-ci ? Voulons-nous une démocratisation ou une marchandisation de l’accès au savoir ? La situation n’est évidemment pas aussi manichéenne, mais la question doit se poser.

À l’exemple de Google qui, en 2004, a commencé à numériser les bibliothèques de recherche aux USA. Au début, ce programme était uniquement destiné à un service de recherche. Par la suite, la multinationale proposa de vendre un accès à ces contenus numérisés, après quatre années de négociations avec des auteurs et éditeurs. La situation était telle que des bibliothèques étaient donc susceptibles de payer pour l’accès à leurs propres livres. La Cour Fédérale a heureusement affaibli cet accord, en raison du monopole manifeste que construisait la plateforme.

Réunir et décentraliser : la Digital Public Library of America

Conférence de Robert Darnton, directeur de la bibliothèque universitaire d’Harvard (UNIGE 7 mai 2015)

Conférence de Robert Darnton, directeur de la bibliothèque universitaire d’Harvard (UNIGE 7 mai 2015)

On ne peut pas s’empêcher d’admirer l’audace de Google. Ne peut-on pas faire la même chose, mais avec le but de rendre les informations accessibles, comme l’inscription de la bibliothèque de Boston le suggère : « Free to all » ? Aujourd’hui, grâce à l’internet, nous pouvons faire mieux que nos prédécesseurs du XIXe siècle : c’est le but de la Digital Public Library of America, lancée en avril 2013.

Après 2 ans d’activité, elle regroupe 10 millions d’objets, en provenance de 1600 institutions dans les 50 Etats américains. Des textes en plus de 500 langues, consultés par des millions d’utilisateurs du monde entier. Elle inclut des systèmes de cartographie de l’information, moteurs de recherche, applications mobiles, etc.

La DPLA est un système distribué, c’est-à-dire un réseau qui lie les bibliothèques de façon à ce que l’utilisateur puisse avoir un accès immédiat au document recherché quand bien même celui-ci n’est pas directement situé sur le serveur de l’institution qu’il fréquente. Du point de vue juridique, c’est une association à but non lucratif. Elle est loin d’être bureaucratique, au contraire, l’organisation est horizontale, structurée autour de hubs. Le but est d’étendre cette structure, de créer des antennes dans les 50 Etats, pour garantir l’aspect local des contenus (en permettant aussi au public d’apporter ses documents, photos, etc. pour numérisation). 300 volontaires sont éparpillés dans les Etats pour faciliter cette intégration.

Carte des documents disponibles sur la DPLA (voir la carte)

Carte des documents disponibles sur la DPLA (voir la carte)

Le public visé est très divers, il comprend des chercheurs, des écoliers, des lecteurs du 3e âge, tout individu qui cherche un renseignement, des curieux, etc. L’infrastructure technologique est aussi le fruit d’un travail de volontaires. Suite à un appel lancé à des informaticiens américains (qui a suscité 1100 réponses), une équipe formée des meilleurs a été sélectionnée. Le tout est construit pour être compatible avec Europeana, ainsi, malgré son nom, la DPLA n’est pas uniquement américaine car elle fera partie d’un système international, une bibliothèque numérique, gratuite, globale.

La surprise réside dans le succès de l’API, qui permet le développement de nombreuses applications tierces qui se branchent sur le système central. En encourageant ce genre de créativité chez ses utilisateurs, la DPLA se lie à son public, elle instaure des relations à deux sens, dans le but de placer les lecteurs dans une perspective active.

Perspectives

Aujourd’hui, des fondations privées soutiennent généreusement cette entreprise, mais il faut établir une base financière solide pour maintenir l’infrastructure technologique au plus haut niveau, recruter des talents et perfectionner l’administration. Curieusement, le plus grand problème est juridique : le respect des droits d’auteur va de soi, mais ces droits s’étendent de telle façon que beaucoup de textes sont exclus de la collection (libres 70 ans après le décès de l’auteur). Plusieurs tribunaux civils ont rendu des jugements favorables au fair use en la matière, mais ce terrain reste incertain. Il vaut parfois mieux compter sur la bonne volonté des auteurs et éditeurs qui se rendent bien compte que la plupart des livres ne se vendent plus après quelques années. Une fois que la valeur commerciale d’un livre est épuisée, les auteurs comprennent souvent que ce qu’ils cherchent, ce sont des lecteurs, ce qu’une telle bibliothèque peut leur offrir.

Cet esprit public, utopique et pragmatique de la DPLA, c’est la philosophie des Lumières, mariée à la concrétude du XXIe siècle. Si elle réussit, elle mettra le patrimoine humain à la portée de l’humanité elle-même.