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Il ne s’agit pas ici de se poser en détracteur des porteurs de cravate[1], dans un billet inutilement politisé, mais bien plutôt de s’interroger sur la philosophie qui sous-tend la construction d’une société qui laisse (ou pas) la détermination des salaires au bon vouloir des conseils d’administration.

En marge de la votation du 3 mars (Suisse[2]) sur l‘initiative de Thomas Minder, la question peut – et devrait – être posée comme un retour aux sources du contrat social qui lie des citoyens rassemblés par une communauté de destin choisie ou supportée. Fondamentalement, si la Constitution et les textes légaux qui en découlent sont toujours à être interrogés et modifiés par les citoyens (souvent – mais pas toujours – représentés par leurs délégués parlementaires), c’est parce que le “liant” de l’Etat est un principe de cohésion qui n’est pas accepté par chacun mais supporté (ou finalement choisi, une fois qu’on en a pleinement conscience), et qu’il doit être réinterprété au fur et à mesure que le temps nous sépare des Walter Fürst, Arnold de Melchtal et autres Werner Stauffacher. D’ailleurs, la remise en question permanente est particulièrement à propos dans un pays qui doit sa cohésion non pas à une volonté de “vivre ensemble” mais à une nécessité de repousser les puissances environnantes.

Minder

Questions salariales, idéologie(s) et pragmatisme(s)

Finalement, ce “vivre ensemble” est bel et bien une réalité vécue quotidiennement et pour laquelle la collectivité s’organise tant bien que mal, au début par nécessité, ensuite en construisant et en faisant petit à petit sien cet esprit “national”, en particulier depuis 1848. Cette cohésion n’est possible que si elle est fondée sur une paix intérieure, elle-même très dépendante des règles que se fixe la collectivité, en particulier dans les domaines-clés que sont les préoccupations sociales et économiques de la population.

Pour répondre à ces préoccupations, les deux idéologies traditionnellement opposées (aux extrêmes: anarcho-libéralisme ou marxisme) sont confrontées à leur propres inapplicabilités. Concrètement, il n’est ni possible de laisser les salaires se fixer selon les aléas d’un marché libre, ni possible d’en fixer un montant unique, parfaitement équilibré et stable (c’est-à-dire finalement abolir l’idée d’un salaire même). Le “vivre ensemble”, cette dynamique en constante évolution exige un chemin de traverse, une gestion beaucoup plus souple (presque organique, à l’image cet l’Etat “corps”) de ce questionnement.

Un salaire “trop” haut, quelle est la limite ?

La proportion importante de femmes travaillant à temps partiel explique en partie la très grande différence H/F dans les classes salariales inférieures.

Sans limite théorique, le salaire maximal est évidemment celui que la majorité de la population voudra bien accepter. A ce titre, l’initiative de Thomas Minder “contre les rémunérations abusives” est un symptomatique de l’arrivée d’un épisode critique de la part d’une partie des citoyens (114’260 signatures valables). On nuancera toutefois la portée de cette initiative sur le fond même de la problématique en remarquant qu’elle ne s’attaque pas – malgré ce que peut laisser entendre son intitulé – aux salaires eux-même mais aux rémunérations accessoires. Le tout nuancé également par le constat qu’elle ne prend effet qu’au niveau de l’actionnariat.

L’actualité helvétique bruisse d’une grogne générale (derniers en dates, les cas Carsten Kengeter UBS ou Daniel Vasella Novartis) contre les rémunérations abusives d’une élite qui n’a paradoxalement pas modifié son modus operandi depuis les récents soubresauts économiques dont tout le monde pensait qu’ils allaient modifier la donne en la matière. Paradoxalement ? Pas tant que cela finalement puisque le politique a cautionné la gestion de la crise, sans sanctions pour ses hauts responsables. Une absence de sanctions qui pourrait bien profiter à l’initiative Minder et à l’initiative 1:12 des jeunesses socialistes.

Questionner le “prix du travail”

Alors, combien doit-on être payé pour son travail ? Question fondamentale pour la paix sociale autant que pour la bonne marche du système économique, celle-ci ne se règle que dans une lente adaptation, un calcul en constante redéfinition entre coût de la vie, productivité de la branche, niveau et durées des études nécessaires, rareté des compétences, niveau de responsabilité et contraintes physiques de la tâche. Des facteurs qui perdent leur sens dans la sphère des très hauts salaires où ceux-ci ne sont plus attribués en fonction du “prix du travail” mais des règles de concurrence qui régissent ce marché très privé des “top-managers”. Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’articuler des chiffres, mais de les questionner: l’enquête de l’Office fédéral de la Statistique (dont un tableau est présenté ci-dessus) montre que 2% de la population touche plus de CHF 20’000.- par mois (on regrettera que l’enquête ne détaille pas mieux les paliers suivants) alors que 40% touchent entre CHF 4’000.- et 6’000.- (population médiane). Des chiffres ridicules en comparaison à la très récente annonce du “parachute doré” de M. Daniel Vasella révélé par In$ide Paradeplatz : 15 millions par an pendant 5 ans (75 millions) pour ne rien faire, c’est-à-dire 1.25 million par mois, l’équivalent de 300 salariés au bénéfice de 4000.- de salaire mensuel. Avec un forfait fiscal bien négocié, il y a de quoi passer une retraite convenable. On se passe évidemment du calcul de son salaire lui-même qui se monte, selon les sources, de 300 à 400 millions de francs suisses depuis son entrée en 1996 à la direction générale de Novartis (qu’il quitte en 2010 ne rester qu’à la présidence du CA).

Bref, quand quelqu’un gagne en une journée dix fois le salaire mensuel de quelqu’un d’autre sans pour autant payer en impôt une somme proportionnelle, le contrat social n’est-il pas à remettre en question ?

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Annexe: Quelle est la “valeur” de Daniel Vasella ? par l’émission humoristique “120 Secondes” RTS Couleur 3. Malgré l’aspect divertissant et satyrique, elle pose frontalement la question du prix du travail.


Le parachute doré de Daniel Vasella par RTS

Articles de réflexion sur ce sujet : Réponse aux arguments des opposants à l’initiative Minder, par J.-C. Schwaab; Minder, une initiative responsable ?, par J. Goy et L’initiative contre les rémunérations abusives : je change d’avis, par P. Chappaz

[hr] [1] D’ailleurs, c’est un cliché qui a la vie dure, mais à voir les professions qui imposent le port de cet attribut vestimentaire, il est très possible que leur salaire médian soit inférieur au salaire médian global.

[2] La question du plafonnement des salaires n’agite pas que la Suisse. Récent article d’Eric Dupin: “Un revenu maximum pour une décence minimale