Cet article a été initialement publié sur pegasusdata.com en mai 2012. Il dresse un bilan du volet “Davos” de mes recherches et évoque des pistes qui seront développées dans de prochains articles.

Les cours universitaires de Davos 1928-1931

1928 – Entre autres : Fritz Medicus (philosophie, Zürich), Paul Tillich (théologie, Dresde), Franz Oppenheimer (sociologie, Francfort), Gottfried Salomon (sociologie, Francfort), Albert Einstein (physique, Berlin) et Jean Piaget (psychologie, Neuchâtel).De 1928 à 1931 se tiennent dans la station grisonne de Davos quatre congrès réunissant pendant un mois à Pâques les élites universitaires européennes, en particulier françaises et allemandes. Ces Davoser Hochschulkurse, suite de conférences auxquels sont également invités des étudiants triés sur le volet, ont pour genèse la rencontre d’une dynamique locale de création d’un pôle universitaire alpin et d’une dynamique internationale de rapprochement des élites académiques des puissances meurtries par la Grande Guerre. Après quatre congrès fructueux, la dynamique s’éteint dès 1933 pour des raisons financières (crise économique) et politiques (accession du NSDAP au pouvoir en Allemagne). Retrouvez la liste des conférenciers sur wikipedia.

Les intérêts historiques d’un tel « objet » sont indéniables et multiples : compréhension des mécanismes de coopération internationale, diplomatie culturelle (suite aux accords de Locarno), enjeux académiques, histoire locale du tourisme alpin de luxe, analyse des « lieux de savoir », etc…

Elaborer un nouveau corpus de sources

Davoser Blätter

La prise en compte des sources « traditionnelles » (correspondances, archives locales et personnelles, documents officiels, comptabilités, registres de police, médias) est incontournable pour l’analyse des multiples enjeux qui sous-tendent les Davoser Hochschulkurse. Néanmoins, l’élaboration d’un « nouveau corpus », sur la base des informations contenue dans les sources primaires, peut offrir au chercheur de nouvelles perspectives.

Dans cet exemple, attachons-nous donc à analyser la composition des « panels » de personnalités ayant directement pris part aux quatre rencontres de Davos.

Segmentation géographique

Provenance des conférenciersPlus que le lieu d’origine des scientifiques qui participent aux Davoser Hochschulkurse, intéressons-nous à leur « provenance académique », à l’université ou l’institut dans lequel ils occupent un poste de recherche. La carte ci-contre localise les universités de provenance des intellectuels allemands, français et suisses (à elles trois, ces nations représentent presque 90% du panel). La place centrale de Francfort, au centre de ce maillage, est à l’image du comité d’organisation dont le responsable scientifique est francfortois. Toutes les universités concernées par les rencontres de 1928 à 1931 se situent dans un rayon de six cent kilomètres autour de cette ville, elle-même à mi-chemin entre Paris et Berlin.

Allemagne

On constate également la très grande diversité des provenances de scientifiques allemands, alors que la très grande majorité des intellectuels français sont titulaires à Paris, à l’image de l’organisation académique de ces deux nations, mais également à l’image des réseaux de connaissances qu’entretient le comité d’organisation davosien dont les membres, tous germanophones, n’ont jamais vu autre chose de la France que sa capitale.

Le résultat devient encore plus intéressant lorsqu’on ajoute à cette analyse une dimension temporelle. En prenant le même panel mais en le segmentant en quatre années, on constate, toujours comme exemple, que le groupe de scientifiques allemands a subi de fortes modifications de provenances (tableau ci-contre). Alors qu’en 1928 la députation francfortoise était très importante, ce sont les berlinois qui seront les plus nombreux en 1931, laissant peu de place aux universités de seconde ordre qui étaient pourtant bien représentées lors de la première rencontre.

Segmentation sociologique

A titre d’exemple, encore une fois, avec un tel panel de personnalités, un étude d’un caractère sociologique est envisageable. Dans notre cas, prenons le caractère “âge”.

Moyenne d'âge des participants allemands (noir) et français (rouge) avec min/max.

Dans son article au titre polémique, « Un dialogue de sourds : un siècle de rapport franco-allemands », Henri Brunschwig explique l’incompréhension qui règne entre les deux puissances européennes de l’entre-deux guerres (France et Allemagne) par une différence générationnelle trop importante[1]. Il ne s’agit pas à proprement parler de générations en terme d’âge, mais plutôt de ce qu’il nomme des générations intellectuelles. 

Quand on passe le panel davosien à la moulinette de la statistique générationnelle, on se rend compte en effet avec stupeur que les “élites” françaises de 1928 ont en moyenne 10 ans de plus que leurs homologues allemands !

Il ne s’agit pas dans ce rapide résumé d’évoquer les raisons de cette différence ni d’avancer d’hypothèses quant au rajeunissement progressif de la délégation française (comme le montre le tableau ci-dessus – moyenne d’âge des participants allemands (noir) et français (rouge) avec min/max.), mais plutôt de constater que l’outil statistique crée un nouveau champ d’analyse.

Perspectives : et après ?

L’étape suivante, c’est la recréation du réseau d’interactions sociales qui constitue de tels congrès : rencontres de visu, correspondances, travaux co-signés, mêmes universités fréquentées, comités scientifiques, etc. dans le but de visualiser plus clairement quels sont les groupes d’intérêts qui sous-tendent des congrès comme ceux de Davos.
Ici encore, on constate les diverses utilisations potentielles d’outils comme ceux utilisés pour la visualisation de débats sur TwitterCréer un graphe des interactions davosiennes revient en effet à accomplir la même manipulation : mise en évidence des sommets (ici, les intellectuels), réalisation d’une matrice qui décrive les arcs (interactions, ici les correspondances, rencontres, etc.). L’intérêt évident résidant dans le fait que ce type de visualisation fait fréquemment émerger des tendances invisibles à l’oeil du chercheur, même expérimenté.

[1] Brunschwig, Henri, « Un dialogue de sourds : un siècle de rapports franco-allemands », Politique étrangère, 5, 1955, pp. 575-590.