Les nouvelles technologies sonnent-elles la fin du journalisme traditionnel ? Ou alors sont-elles l’occasion d’un nouveau départ ? À l’invitation de L’auditoire, journal des étudiants de Lausanne, Darius Rochebin (journal télévisé RTS) et Fabio Lo Verso (La Cité) ont partagé jeudi 8 mai quelques clés de lecture de ce monde journalistique en pleine mutation à l’Université de Lausanne.

Les paragraphes qui suivent sont une transcription des propos des conférenciers.

Non, le journalisme ce n’était pas mieux avant

Darius Rochebin (RTS) et Fabio Lo Verso (La Cité) à l'Université de Lausanne

Darius Rochebin (RTS) et Fabio Lo Verso (La Cité)

DARIUS ROCHEBIN : Je mesure la différence de génération qui nous sépare [de l’auditoire, composé d’étudiants]. À l’université, j’écrivais mes travaux sur une machine à écrire. Dans ces années, avoir une machine à écrire de l’autre côté du mur de Berlin était un enjeu politique. À l’époque de mon passage à la Tribune de Genève, l’éditorial était extrêmement important. Aujourd’hui, le support numérique rend la discussion permanente, ce qui relativise l’importance de l’éditorialiste. Internet, même avec son côté désordonné, offre une variété des points de vue beaucoup plus intéressante que les éditoriaux. D’ailleurs, la conversation entre journalistes et lecteurs est très précieuse. Jeune journaliste, cette logique participative m’avait frappé dans le domaine des critiques gastronomiques : les critiques à l’européenne fonctionnaient autour d’un juge unique, le guide Michelin. Aux Etats-Unis, c’était l’ensemble des consommateurs qui faisaient leur critique. Même s’il y a des critiques absurdes, cette logique démocratique et argumentative (et non plus magistrale) est celle qui prévaut aujourd’hui sur internet. Le saut qualitatif est certain.

Deux défis du web : le modèle économique et les “robots”

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Université de Lausanne

FABIO LO VERSO : L’exemple de Mediapart, le journal qui fait trembler le pouvoir en France montre qu’on peut faire une parfaite conjugaison entre journalisme et nouvelles technologies. Le journalisme n’est pas l’information, il donne du sens à l’information, à l’aide d’une boite à outils (interview, édito, reportage, etc…) et d’un code de déontologie. Vérification de l’information et protection des sources sont des fondamentaux qui ne dépendent pas du support ! La Cité est partenaire de Mediapart depuis janvier, concrétisant une alliance entre un journal papier et un journal web. Le débat entre papier et web est un faux débat puisque le contenu est le même. Un jour ce faux débat va disparaitre (avec le papier électronique dans quelques années ?), et je m’en réjouis parce que cela signifie aussi une avancée en matière de protection de l’environnement.

Beaucoup de journaux ont tenté l’aventure du web sans réussir. D’ailleurs certains mauvais choix entraient l’agonie du modèle économique. Les éditeurs ont cru pouvoir transformer du plomb en or en transférant leur activité sur le web. Mais ils déchantent puisque le web multiplie, accélère, il ne transforme pas ! Aujourd’hui, des sociétés se lancent dans la mise au point d’algorithmes qui produisent des textes qui sont ensuite relus par des locuteurs de l’anglais (en Inde, par exemple) qui les signent avec des noms à consonance anglophone. Les nouvelles sportives sont déjà très souvent le fruit de ce processus. L’arrivée des robots est-elle une bonne nouvelle ou un cauchemar ?

Questions

Si tout le monde participe au processus « journalistique », quel est le rôle du journaliste ?

DARIUS ROCHEBIN : Dans ce monde de conversation permanente, il faut conserver des références vérifiables : ça a comme conséquence le renforcement de certains médias de qualité. Ceci dit, c’est vrai qu’il y a une gradation plus compliquée qui s’est installée, en particulier avec les blogs de médias, et les commentateurs. Il ne faut pas en avoir peur, c’est un enrichissement. Les blogs du Monde en sont un très bon exemple. Si les gens sont abreuvés d’info toute la journée, ils donnent de l’importance au journal TV ou au média de qualité qui apporte du sens à l’information.

FABIO LO VERSO : L’information distillée en direct pendant toute la journée, ce n’est pas du journalisme.

Est-ce que ce sont vraiment les nouvelles technologies qui posent problème ou plutôt les nouvelles manières de financer la presse ?
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Darius Rochebin (RTS) et Fabio Lo Verso (La Cité)

FABIO LO VERSO : Les éditeurs cherchent des « clients » sur internet, pas des lecteurs. Ils se trompent parce qu’en fait, et pour des questions d’attention, un lecteur de la presse écrite a une valeur supérieure pour les publicitaires qu’un internaute. Autre effet du web, il est très difficile de faire payer un contenu. De fait, et comme il est impossible de faire payer quelqu’un pour quelque chose qu’on ne veut pas payer (à part dans un système mafieux), certains médias font des erreurs monstrueuses de management, mais aussi la découverte de nouvelles lois de marché, auxquelles ils ne s’attendaient pas.

La tendance actuelle est de créer un « hyper-journal ». Le premier est celui qui va se créer entre Amazon et le Washington Post. Le schéma de la presse traditionnelle alimentée par la publicité pousse les médias à fusionner avec des géants du web. Le Huffington Post fait d’ailleurs alliance avec les grands titres de la presse : la conjonction entre des grands titres et des géants du web (ici un « grand blog ») est la tendance. Google va-t-il gober le New York Times ? Va-t-il racheter des chaînes TV (il vient d’acheter des drones) ?

Que sera le journalisme dans 20 ans ? L’investigation aura-t-elle disparu ?

DARIUS ROCHEBIN : Au fond, personne ne peut faire de prévisions sur l’industrie de la presse (on avait pas prédit le succès des gratuits, et on prédit souvent la mort de la radio qui persiste). Aujourd’hui, la presse généraliste fait un travail de très bonne qualité, par contre elle est assez moutonnière, elle véhicule des opinions assez semblables. Dans ma génération, il y avait encore des journaux qui défendaient des idées marxistes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La presse des années 30 devait être très drôle à lire. Ce qui permet de sortir de ce travers moutonnier, c’est l’enquête. C’est la seule chose qui permet de sortir de la doxa.

FABIO LO VERSO : C’est le modèle économique qui en décidera.

Les nouvelles technologies amènent une nouvelle temporalité. Que penser de l’immédiateté ?

DARIUS ROCHEBIN : Le web redistribue les cartes, il permet de sortir du débat répétitif de savoir si ce sont les journalistes ou les politiques qui font l’opinion. Des hommes politiques qui savent bien en jouer peuvent communiquer différemment et faire entendre leur voix. Après le 9 février, les mobilisations d’étudiants sur le web en réaction à la coupure des accords Erasmus et l’audience très forte de nos articles web qui traitaient de ce sujet ont forcé notre rédaction à mettre le sujet à l’agenda.

Alors qu’on obtient des informations et qu’elles sont peu exploitées (par ex. Wikileaks), quel est le futur de la “vérité” ?

DARIUS ROCHEBIN : Je suis de ceux qui sont persuadés que le mensonge finit toujours par imploser. Dans le système de l’empire communiste, quand la direction s’est mise à douter, tout s’est écroulé. Internet a la force de faire passer la vérité. Cela dit, les « intérêts » sont quelque chose de bien différent ! L’intérêt égoïste est parfois plus important que la vérité : En 1914, les journaux français et allemands se félicitaient des morts ennemis, une information véridique mais instrumentalisée.

FABIO LO VERSO : Pro Publica, lauréate de deux prix Pulitzer en quatre ans, a réalisé une enquête sur les injections létales dans la Nouvelle-Orléans, après l’ouragan Katrina : une journaliste a mis 14 mois et 400’000 dollars pour établir les faits ! C’est du vrai journalisme d’investigation. Et qui finance Pro Publica ? Des lecteurs-mécènes. Ce sont les lecteurs-mécènes qui sont l’avenir du journalisme d’investigation.

Si « le lecteur est le patron », comment éviter le populisme ? Comment intéresser les lecteurs sans chercher simplement à l’attirer vers un contenu ?

DARIUS ROCHEBIN : C’est une fausse idée que de penser que le lecteur est populiste. Les sujets sérieux et exigeants sont plus demandés que les sujets qui portent peu d’information. Bien évidemment, en France on s’intéresse plus à Carla Bruni qu’au ministre de l’agriculture chinois. Ce n’est pas du populisme, c’est simplement une question de proximité.

FABIO LO VERSO : Mais qui est le « lecteur » ? De plus en plus les médias naviguent selon le nombre de clics des contenus. Mais celui qui clique est-il vraiment « lecteur » ? Dans le cas de Libération, la rédaction dit que les lecteurs veulent que leur journal reste un journal. En même temps, le propriétaire annonce qu’il veut transformer Libération en un réseau social, parce que c’est le lecteur qui le veut… Pour moi, le lecteur est celui qui paie, et qui a une voix au chapitre, mais pas en terme de clics. Certains médias se sont débarrassés de ces lecteurs qui deviennent gênants avec leur « voix au chapitre », avec les gratuits notamment.