Cet article est le 6e d’un échange avec Yannick Rochat. Historique de la discussion : message 1 (Y.Rochat) – message 2 (M.Grandjean) – message 3 (Y.Rochat) – message 4 (M.Grandjean) – message 5 (Y.Rochat)

En réponse au billet de Yannick Rochat intitulé “Humanités numériques : exemple à suivre pour les autres sciences ?” et dans lequel il questionne les moyens de formation qui s’offrent aux universités pour faire passer la pilule numérique à leurs milliers d’étudiants, je me permets de remettre en cause la mission souvent exprimée de l’Université vis-à-vis de ses étudiants, en particulier quand il s’agit de leur inculquer des notions de numérique “dur” (programmation, etc…, par opposition aux connaissances grand public du numérique : savoir utiliser un ordinateur en finesse, bases de données standard, logiciels bibliographiques,…). Non, le numérique ne vient pas de l’université ! Il s’invite de facto à l’université par un grand nombre d’entrées, pratiques, personnes, mais n’est en aucun cas ni un élément que l’université va être en mesure d’apprendre à ses étudiants ni, et encore moins, un produit de l’université. Force nous est de constater que ce sont les étudiants d’aujourd’hui qui apportent le numérique dans l’académie, pas le professeur au faîte de sa carrière ! …Et qu’on ne me parle pas des digital natives, cette catégorie ridicule n’existe pas.

Controverses

Bien que j’exprime volontiers (billet 4) que tout savoir-faire “numérique” nécessite une formation et que le profil du super-étudiant polyvalent est un fantasme, je crois qu’il n’est pas utile de créer un enseignement transversal et propédeutique d'”humanités numériques” pour toutes les disciplines de bachelor en SHS. En effet, chaque discipline doit elle-même se saisir des nouvelles modalités du numériques pour créer des outils de recherche et d’enseignement qui lui correspondent (parce que les humanités numériques ne sont elles-mêmes pas une discipline).

À mon sens, il suffirait que les étudiants des branches en question soient soumis à une formation propédeutique qui rende nécessaire l’utilisation d’outils comme Zotero puis que figurent, dans le choix d’enseignements (toujours dans le 1er cycle), des cours qui mettent en pratique des approches humanités numériques à même de les familiariser avec les possibilités qu’offrent le numérique. Bien sûr, l’objectif de tels cours ou travaux pratiques n’est pas en premier lieu de convertir une partie des étudiants mais bien de montrer en quoi le chercheur peut tirer parti des bases de données, de la programmation, etc… Par exemple : un cours d’histoire sur le nationalisme français des années 1930 avec comme sources principales des journaux numérisés de l’époque, catalogués dans une base de données relationnelle à laquelle les étudiants contribuent. Et c’est là que le bât blesse : quasiment aucun de nos enseignants n’est aujourd’hui en mesure de proposer un tel cours puisque rares sont les vrais doers ! Cela n’a évidemment rien d’anormal puisque leur propre formation, il y a une ou plusieurs décennies ne pouvait inclure ces éléments, mais c’est éminemment problématique et tout à fait révélateur du moment charnière que nous vivons : il faut enseigner le numérique à la “relève”, mais personne ne s’y connait !

C’est uniquement après cet “appât” qu’intervient la formation de l'”humaniste-codeur”, pour les étudiants que la démarche de leur enseignant aura passionné (et donc pour une partie de l’effectif total seulement). À ceci on ajoutera que l’apprentissage de la programmation ne se justifie que lorsque les chercheurs actifs dans la faculté en question en ont une utilité. À lire à ce sujet : “Some things to think about before you exhort everyone to code” de Miriam Posner et une réponse de James Gottlieb : “Coding and Digital Humanities“.

Le numérique constitue une nouvelle épistémè : c’est la nature même des savoirs sous toutes leurs formes qui s’en trouve affectée.

Le récent billet de Bernard StieglerL’avenir numérique de l’Université1 commence très bien (citation ci-contre), mais ne développe malheureusement que l’aspect “pédagogique” de cette nouvelle épistémè. La réflexion que j’esquisse ici postule que cette épistémè révolutionne en premier lieu le travail des chercheurs, puis par cascade le travail des enseignants. Oui, les MOOCs et les Post-MOOCs révolutionneront bientôt la manière d’enseigner mais impliqueront-ils aussi un renouvellement des pratiques de recherche (si ce n’est leur appauvrissement, comme le craignent certains) au-delà de la simple transmission de savoir ?

  1. Je vous invite d’ailleurs à regarder la vidéo de présentation de son vidéolivre, associée à cet article.