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“Petite Poucette“, personnage de l’essai philosophique éponyme de Michel Serres, est le symbole de la nouvelle génération numérique. Plus qu’un changement de génération, l’historien des sciences n’hésite pas à parler de “3ème révolution”, après l’invention de l’écriture puis de l’imprimerie. Dans ce nouvel environnement, Petite Poucette, baptisée ainsi en raison de sa “capacité à envoyer des SMS avec son pouce” (voir Libération, 2011), fait face à la constante nécessité de se renouveler… et de renouveler le monde en crise qui l’entoure.
La récente interview de Michel Serres par Darius Rochebin (RTS), où l’occupant du dix-huitième fauteuil de l’Académie française est revenu sur cet ouvrage et son personnage de Petite Poucette, donne matière à réfléchir sur l’intérêt de nommer cette dernière selon cette caractéristique.
1. On confond la révolution numérique et un de ses produits
La révolution de l’internet ne se réduit pas à un de ses nombreux point d’accès. Au-delà de la différence d’usage un peu poétique et physiquement révélatrice (les jeunes utiliseraient plus leurs pouces pour écrire que leurs parents), ce n’est pas l’usage physique qui distingue profondément les générations, mais bien une immersion totale dans cette nouvelle façon de créer et d’échanger du lien social et de la connaissance. D’ailleurs, c’est tellement le “point d’accès” qui conditionne cet usage physique que même avant l’arrivé d’internet sur les téléphones portables à touches, la distinction pouce/pas pouce était déjà observable. La “révolution internet” est donc bien d’un autre ordre.
2. L’utilisation du pouce est associée avec l’écriture depuis que celle-ci existe, mais…
Le pouce préhenseur est nécessaire pour tenir le burin qui grave le hiéroglyphe dans la pierre comme il l’est pour tenir la plume qui marque le papier de son encre ou pour sélectionner et ordonner les caractères de plomb dans la casse avant la composition d’une page à mettre sous presse. Mais si les pouces sont très sollicités par une génération qui fait corps avec un téléphone portable, l’évolution des formats pourrait bien forcer à d’autres pratiques : avec l’augmentation régulière de la taille des écrans des smartphones, phablettes et tablettes, il est déjà aujourd’hui parfois difficile d’atteindre toutes les touches du clavier tactile avec le pouce.
3. … nous n’utiliserons peut-être bientôt plus nos doigts pour écrire
Qui plus est, et bien que les doigts de manière générale soient aujourd’hui largement sollicités par les claviers de nos ordinateurs (il en était de même avec les machines à écrire – et de remarquer en passant que le pouce n’est de loin pas le doigt qui travaille le plus quand on tape sur un clavier), il n’est pas du tout dit que cet usage des doigts perdure avec les technologies de reconnaissance vocale, spatiale et autres google glass. Bref, si cette 3ème ère du “numérique” ou de l'”internet” devait être caractérisée par l’usage du pouce ou de l’écran tactile, elle pourrait bien devoir ne durer qu’une poignée de décennies (4 millénaires d’écriture, suivis de 4 siècles d’imprimerie puis 4 décennies… ?) !
4. La “Petite Poucette” est déjà un personnage d’Andersen à part entière
“Petite Poucette” est probablement plus une féminisation du très populaire “Petit Poucet” de Perrault qu’une référence à la fable beaucoup moins connue de la petite “Poucette” d’Andersen. Au-delà du jeu de mots sur le pouce, Michel Serres insiste sur l’importance du choix d’un personnage féminin, mettant en valeur “la victoire des filles sur les garçons” à l’école (2:40 dans la vidéo). Mais la Poucette d’Andersen a son existence propre et champêtre, ainsi qu’une caractéristique cruciale pour la compréhension de son histoire colorée et de son nom surtout: sa petite taille. Le jeu de mots justifie-t-il à lui seul de reprendre à son compte un personnage déjà existant dans la culture populaire sans y faire implicitement référence ?
Quoi qu’il en soit, au-delà de cet aparté sur le nom de son héroïne, nul doute que les propos de Michel Serres sont d’une clarté et d’un optimisme rafraîchissant ! Je vous invite également à l’écouter à ce propos dans une interview de mars 2013.
Update | recommandations de lecture, par @egschmitt, @A_Moatti et @HerveKabla :
- Michel Volle “Michel Serres, Petite Poucette, Le Pommier 2012“
- Hervé Kabla “Petite Poucette“
- Julien Gautier “Petite Poucette : la douteuse fable de Michel Serres“
- Loys Bonod “L’acculture en Serres“
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Le point 4 me donne une envie d’auto-citation, ce que j’appelle la parabole de l’anti-Argus et que j’ai d’ailleurs utilisé comme ma présentation sur Facebook (que je ne fréquente guère).
L’Argus est un gardien mythologique muni de cent yeux qui selon la légende présente une fragilité: pour le vaincre, il suffit de le convaincre de fermer tous ces yeux à la fois. L’anti-Argus est semblablement muni de cent yeux, mais pour le vaincre, il faudra au contraire le pousser à les ouvrir tous à la fois. Entre autres vertus, il me paraît plus ajusté à notre époque “d’économie de l’attention”.